Normativité et société (A)

Notre troisième axe, Normativité et société, se propose d’envisager le champ de la normativité en adoptant le point de vue du collectif. De l’avis général, les normes et les valeurs semblent être des faits sociaux. Nous tâcherons de faire la lumière sur ce qui constitue les normes et les séparerait des faits ordinaires ou naturels. Nous nous demanderons notamment si les phénomènes normatifs, en dépit de leur diversité, partagent une essence commune et quel est le lien qui les unit à notre existence sociale. Pour le savoir, nous nous intéresserons plus particulièrement au concept de devoir et à ses différences acceptions (morale, prudentielle, juridique, épistémique, etc.), à la suite des travaux de Jarvis-Thomson (2008) et de Chrisman (2012; 2015). De plus, dans la perspective d’une philosophie appliquée des normes, nous nous proposons de discuter de plusieurs problèmes sociaux cruciaux pour nos sociétés démocratiques contemporaines et sur lesquels le travail conceptuel du philosophe permettra d’éclairer le jugement du public et des décideurs politiques : ainsi en va-t-il du rôle de la notion de bien-être au sein des théories morales, de la question de la légitimité du droit à la propriété, de la justification de l’impôt, ou encore la pertinence morale d’une catégorie comme celle de personne.

Groupe

Stephanie Leary (McGill), Mauro Rossi (UQAM), Christine Tappolet (Université de Montréal), Sarah Stroud (University of North Carolina at Chapel Hill), David Hunter (Ryerson University), Katharina Nieswandt (Concordia), David Robichaud (Université d’Ottawa), Patrick Turmel (Université Laval), Iwao Hirose (McGill), Patrick Garon-Sayegh (Université de Montréal)

Responsable

Patrick Garon-Sayegh (Université de Montréal)

Projets associés

1) Le concept de devoir (Hunter, Stroud, Tappolet)

Nous disons parfois qu’il est de notre devoir moral d’accomplir certaines actions, comme aider un non-voyant à traverser la rue. De même, nous disons parfois qu’il est notre devoir épistémique d’accepter certaines croyances comme vraies, par exemple l’idée que le libre arbitre n’est qu’illusion, même si cela nous contrarie. Ces exemples montrent que le terme « devoir » peut être envisagé de plusieurs façons : nous avons des devoirs « moraux », « légaux », « épistémiques », et « prudentiels ». La question qu’Hunter, Stroud et Tappolet se posent est celle de savoir si ces qualifications donnent au terme « devoir » des sens différents et incommensurables, si bien que les différents types de devoirs ne pourraient pas être mis en balance les uns avec les autres (Chang 1997; Lord & Maguire 2016). Ne se pourrait-il pas plutôt que, bien que le terme « devoir » ait un seul sens, plusieurs types de considérations soient pertinents pour décider de ce que l’on doit faire? L’objectif est celui de séparer dans la mesure du possible les questions sémantiques, concernant la signification du terme « devoir », des questions substantielles, concernant les facteurs déterminants nos devoirs (Thomson 2008).

2) Normativité et faits sociaux (Robichaud, Nieswandt, Turmel)

Le concept de devoir est étroitement lié au concept de raison normative – une raison normative étant une considération qui compte en faveur de quelque chose, comme une action ou une croyance (Scanlon 1998). Robichaud et Turmel s’intéressent à la dimension sociale des raisons normatives. Ces dernières dépendent-elles, en tout ou en partie, de certains faits sociaux? Par exemple, une société particulière peut considérer que le bon traitement des aînés exige qu’ils soient logés chez leurs enfants. Ceci est une pratique sociale. Mais cela n’implique pas que ce soit la pratique sociale en tant que telle qui génère l’obligation plus générale de bien traiter les personnes âgées. Cet exemple met en lumière une distinction largement acceptée, eu égard à leur nature, entre les normes morales et de simples normes sociales (Bicchieri 2006; Nichols 2004; Turiel 1983). Les premières – contrairement aux secondes – se présentent comme des exigences objectives, indépendantes de nous, du contexte ou du monde social (Dworkin 1996; Enoch 2010, 2014). Le travail de Robichaud, Nieswandt et Turmel s’articulera alors autour de deux questions : 1) les normes morales – ou nos raisons normatives – sont-elles véritablement indépendantes des faits sociaux (Manne 2013)? Sinon, 2) comment rendre compte de (ou peut-on préserver) leur caractère objectif (Turmel et Rocheleau-Houle 2016; Street 2016; Wong 2008)?

3) Les théories morales et le caractère distinct des personnes (Hirose, Rossi)

Différentes théories morales offrent une explication différente de la nature et du fondement de nos devoirs moraux. Dès lors, la question se pose de savoir quelle est la théorie correcte. Afin d’évaluer les différentes théories morales, certains philosophes ont proposé, entre autres, le critère suivant : pour être plausible, une théorie morale doit respecter « le caractère distinct des personnes » (Rawls 1971). Ce critère a joué et continue de jouer un rôle central dans le débat contemporain. En effet, il est souvent utilisé pour rejeter l’utilitarisme classique et les autres théories conséquentialistes. Mais qu’est-ce que la notion du « caractère distinct des personnes » signifie et implique exactement ? L’objectif de ce projet est de montrer, d’une part, que pour respecter « le caractère distinct des personnes » il est suffisant de traiter les cas interpersonnels et intrapersonnels de manière différente (Hirose 2013); et, d’autre part, que comme il y a plusieurs façons de satisfaire cette condition, le critère du « caractère distinct des personnes » ne peut fonder aucune objection, théorie ou argument concluant.

4) Normativité et bien-être (Rossi, Stroud, Tappolet)

La notion de bien-être (eudaimonia), c’est-à-dire « ce qui est bon » pour l’individu, figure largement au centre des débats publics. Plusieurs économistes suggèrent de compléter ou même de remplacer les indicateurs économiques traditionnels, comme le PIB, par des indicateurs de bien-être. Sur la base d’un nombre croissant de recherches, les psychologues sont à même désormais de préciser comment augmenter notre bien-être subjectif. D’un point de vue plus théorique, la notion de bien-être continue d’occuper une place centrale dans la plupart des théories morales (Sumner 1996). Mais qu’est-ce que le bien-être ? Quels sont ses éléments constitutifs ? Et quelle est la relation entre bien-être et moralité ? Ce sont les questions auxquelles s’intéressent Rossi, Stroud et Tappolet. Leur objectif principal est de développer une nouvelle théorie du bien-être comme « bonheur approprié ». Combinant les idées de la théorie émotionnelle du bonheur psychologique (Haybron 2008) et de la théorie perceptuelle des émotions (Tappolet 2016), ils se proposent d’élaborer une théorie du bonheur comme balance globalement positive d’expériences affectives de valeurs, afin de préciser sa place dans les considérations normatives.

5) Normativité, droit à la propriété et fiscalité (Nieswandt, Robichaud, Turmel)

Bien que la plupart des systèmes légaux incluent des droits à la propriété privée, il n’existe pas, à ce jour, de justification normative convaincante de ces droits. Nieswandt propose de développer une nouvelle théorie des droits à la propriété privée qui prend comme point de départ leur fonction sociale. Son projet vise à montrer, contre Locke (1660), que si les droits à la propriété privée sont justifiés par leur fonction sociale, alors il n’existe pas de propriété privée dans un état de nature présocial. Un avantage de l’approche fonctionnaliste est qu’elle permet de répondre à des questions concernant le droit au salaire de base (Widerquist et al. 2013) et la légitimité de l’influence de grandes fortunes personnelles dans la vie politique (Kalla & Broockman 2016). Turmel et Robichaud, quant à eux, ont le projet d’examiner la question de savoir quelles raisons peuvent être offertes en faveur de l’impôt dans une société démocratique. Il n’est pas difficile de trouver des défenses de la taxation sur des bases économiques (voir par exemple Barr 2012, Heath 2011). L’objectif de ce projet est, toutefois, de réfléchir à la légitimité démocratique du régime fiscal du point de vue de celui qui y contribue. Plus spécifiquement, Robichaud et Turmel visent à proposer une justification basée sur les valeurs de liberté et d’égalité, qui soit acceptable pour tout citoyen des sociétés démocratiques libérales (voir Holmes et Sunstein 1999 ; Murphy et Nagel 2002; Robichaud et Turmel 2014)