Les normes de la rationalité théorique et pratique

On reconnaît généralement que la normativité entretient des liens étroits avec la rationalité, mais leur nature fait encore débat. Nous identifions à cet égard trois grandes problématiques, que chaque projet s’efforcera d’éclaircir : (1) Comment les normes théoriques et pratiques s’articulent-elles et en quoi diffèrent-elles? Mettent-elles en jeu des formes différentes de normativité selon ce qui est en jeu dans chaque situation particulière? (2) Quels sont les faits à l’aune desquels on peut juger les énoncés normatifs comme vrais ou faux? En particulier, peut-on expliquer les normes de la rationalité par une notion unique (e.g. celle de « fittingness » ou de bien-être), ou doit-on plutôt faire appel à des ensembles de valeurs? Peut-on établir des relations entre les différents types de normes, et si oui, peut-on définir les uns au moyen des autres? (3) Quels sont les états et actes régulés par les normes de la rationalité ? Peut-on notamment considérer les désirs, les perceptions et les émotions comme étant rationnels ou irrationnels, au même titre que les croyances ou les comportements?

Responsable : Marc-Kevin Daoust (ÉTS)

Groupe: Aude Bandini (Université de Montréal), Michael Blome-Tillmann (McGill), Murray Clarke (Concordia), Marc-Kevin Daoust (ÉTS), Maxime Doyon (Université de Montréal), Iwao Hirose (McGill), Chris Howard (McGill), David Hunter (Toronto Metropolitan University), Ian Gold (McGill), Stephanie Leary (McGill), Miriam McCormick (University of Richmond), Andrew Reisner (Uppsala University)

Projets de recherche

(1) Articuler les normes théoriques et pratiques

S’il ne fait guère de doute que les normes de la rationalité théorique et de la rationalité pratique doivent interagir de multiples manières (Engel, 2019), la façon exacte dont elles le font reste obscure. Traditionnellement, on conçoit la rationalité théorique sur le modèle de la rationalité pratique, avec l’idée que la seule bonne raison de croire est de croire sur la base des données probantes. Cependant, cette thèse a été récemment critiquée (Maguire & Woods, 2020; Nolfi, 2019; Reisner, 2009, 2018; Rinard, 2017, 2019; Schleifer McCormick, 2019). Pour arbitrer ce débat, nous mettrons en synergie les nombreux travaux réalisés par David Hunter (Hunter 2018a, 2018b, à venir), concernant la responsabilité doxastique, de Chris Howard (Howard 2016, 2020) sur la nature et le poids des raisons pratiques dans l’adoption des croyances, Andrew Reisner (Reisner, 2018) sur le pluralisme des raisons épistémiques, et Stephanie Leary (Leary 2017b, 2020b) sur la structure des raisons pratiques et épistémiques. Une meilleure compréhension des interactions entre ces deux types de rationalité fournira les moyens de les comparer sous des aspects plus précis. Ainsi, Iwao Hirose et Chris Howard se pencheront leur structure temporelle respective (Hedden, 2015; Hlobil, 2015; Na’aman, 2021) : devrions-nous poursuivre le bonheur à certains moments-clés de notre vie, ou tout au long de notre existence? Quand et comment les raisons qui rendent un comportement ou une croyance appropriés viennent-elles à changer? Ian Gold et Aude Bandini se concentreront sur la distinction entre rationalité procédurale et substantive, dans les champs à la fois pratique et épistémique (Hooker & Steumer, 2003), en se fondant sur l’exemple des comportements et croyances délirants (Fine, Craigie, Gold : 2005; Bortolotti, 2020). Notre objectif aussi est de mener une étude de cas dans un domaine où l’interaction entre normes pratiques et épistémiques est lourde de conséquence : celui des décisions et des délibérations judiciaires. Ici, les contributions de Aude Bandini sur la doctrine de l’ignorance volontaire (Bandini, 2018) et de Michael Blome-Tillmann (Blome-Tillman 2015, 2020a, 2020b, 2020c) sur le contextualisme epistémique et l’empiètement pragmatique serviront de tremplin. Stephanie Leary y adjoindra ses réflexions en cours sur la manière dont des considérations morales pèsent sur l’évaluation des preuves dans le cas particulier des affaires d’agression sexuelle (Basu 2019, Basu & Schroeder Bolinger 2018, Gardiner 2018, and Moss 2018). 

(2) Les vérifacteurs des énoncés normatifs

Si on se demande ce qui rend certains énoncés normatifs vrais, la réponse renvoie souvent à d’autres énoncés normatifs également vrais. Cette chaîne régressive a-t-elle un terme, qui constituerait la source même de la normativité (Korsgaard, 1996; Nieswandt, 2017), et si oui, de quelle nature serait-elle? Ceci mène à trois interrogations : (i) qu’est-ce qui, dans les faits relatifs à nos raisons de croire et d’agir, permet d’en rendre vrais les énoncés? Les raisons dérivent-elles toutes de valeurs (Kiesewetter, 2021; Maguire, 2016; Way, 2013; Wedgwood, 2009)? En nous fondant l’approche originale de Chris Howard (Howard 2018, 2019), on se demandera si les faits relatifs à la « fittingness » sont effectivement plus fondamentaux que ceux qui concernent les raisons. Andrew Reisner défendra une thèse différente : pour lui ce sont les considérations liées au bonheur qui sont premières. (ii) Y a-t-il une espèce fondamentale de normativité? Sur ce point, David Hunter et Ulf Hlobil tenteront de voir s’il existe des moyens d’expliquer la normativité déontique en termes de normativité évaluative ou attributive (Hlobil & Nieswandt, 2019; Nieswandt & Hlobil, 2019; Tappolet, 2013, 2014). (iii) Le normatif est-il fondé sur du non-normatif? Ici, Stephanie Leary et Chris Howard s’appuieront sur Leary (2017a, 2020a, à venir) à propos de la possible survenance du normatif sur le descriptif. On espère que les réponses apportées permettront d’établir une théorie unifiée de ce qui rend les énoncés normatifs vrais.

(3) À quoi s’applique la rationalité

Il existe toute une variété d’états et d’actes que l’on peut juger comme étant rationnels (ou irrationnels) sur le plan théorique et pratique : croyances, inférences, présomptions, assertions, intentions, émotions, et même peut-être des perceptions et des sentiments. Ceci pose la question de savoir ce qu’ils ont en commun, et la manière dont ce qui les différencie dérive de leurs natures respectives (Malmgren, 2019; McCormick, 2017; McHugh, 2014; Nolfi, 2015; Rioux, 2021).  On se penchera donc sur plusieurs types d’états, pour ensuite les comparer et comprendre ce qui les rend évaluables en termes de rationalité. Miriam McCormick et David Hunter se pencheront sur la nature des croyances et des désirs, ainsi que la relation qu’ils entretiennent avec les émotions, en lien avec leurs précédents travaux (Hunter, 2021; McCormick, 2014). Michael Blome-Tillmann, Murray Clarke et Ulf Hlobil s’intéresseront à la connaissance, et aux actes de raisonnement et d’assertion (Adams, Barker, & Clarke, 2017; Blome-Tillmann, 2013; Clarke, 2018; Clarke, Adams, & Barker, 2017; Hlobil, 2014, 2016, 2019).  Quant à Maxime Doyon et Aude Bandini, ils se concentreront sur la rationalité de la perception (Doyon, 2016, 2018a, 2018b; Doyon & Breyer, 2015; Bandini, 2015). Enfin, Stephanie Leary et Aude Bandini s’interrogeront sur l’étendue de la rationalité théorique, et en particulier, la question de savoir si les actions, comme les états de croyance ou les actes d’inférences, sont ou non théoriquement rationnelles (Leary 2020b).